Transformer sans perdre l’âme : le défi du leadership aligné

Lionel Godrie
Épisode #36

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Transformer sans perdre l’âme : le défi du leadership aligné

Dans ce 36ème épisode de HR Stay tuned on explore la transformation profonde d’une organisation publique.

J’ai eu le plaisir d’échanger avec Lionel Godrie, CEO du Logement Bruxellois.

Lionel nous partage son approche du leadership aligné : comment transformer en profondeur sans trahir sa mission ni perdre l’engagement des équipes. Il nous raconte les étapes concrètes de cette transformation participative, basée sur l’écoute, la co-construction, et la remise en question permanente du rôle de leader.

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La retranscription du podcast, c'est par ici ...

HR Stay Tuned - Transformer sans perdre l’âme : le défi du leadership aligné

Host: Amélie Alleman

Guest: Lionel Godrie, CEO of Logement Bruxellois

Amélie Alleman: Bonjour et bienvenue dans notre podcast HR Stay tuned de B-Tuned, un podcast RH inspirant, un moment où l'on se pose et on parle innovation RH et tendances du marché. Je m'appelle Amélie Alleman et je suis la fondatrice de B-Tuned, la nouvelle manière de recruter et de développer votre marque employeur. Aujourd'hui, je suis en compagnie de Lionel Godrie. Lionel, bonjour.

Lionel Godrie: Bonjour. Merci de me recevoir.

Amélie Alleman: Merci à toi. Je suis impatiente d'avoir cette discussion avec toi. On va vraiment parler de transformation, en fait. Transformer sans perdre son âme, vraiment le défi de tout ce qui est leadership aligné. Tout un programme.

Lionel Godrie: On essaye.

Amélie Alleman: Avant peut-être de rentrer dans le vif du sujet, Lionel, je peux te demander de te présenter ?

Lionel Godrie: Oui. Donc, Lionel Godrie, j'ai 45 ans, je suis le CEO du Logement Bruxellois. Le Logement Bruxellois, c'est une société de logements sociaux ici sur Bruxelles. C'est une des plus grandes sociétés, on a un parc d'à peu près 4000 logements.

Amélie Alleman: 4000 logements ! Wow !

Lionel Godrie: On a 140 collaborateurs. Voilà. Au départ, moi je suis assistant social.

Amélie Alleman: D'accord.

Lionel Godrie: Ça, c'était une ancienne vie.

Amélie Alleman: Oui, justement.

Lionel Godrie: Et puis, comme disent mes confrères AS, j'ai mal tourné. Après j'ai été dans les sciences politiques, sciences économiques à Solvay et puis voilà, je suis arrivé au Logement Bruxellois à l'époque en 2009 comme directeur de la gestion locative et en 2018, je suis devenu le CEO du Logement Bruxellois.

Amélie Alleman: Félicitations.

Lionel Godrie: Je ne suis pas sûr qu'il y ait besoin de félicitations. C'est du travail et surtout la chance d'avoir une équipe qui co-construit avec moi au quotidien.

Amélie Alleman: OK. C'est vrai qu'on n'imagine pas 140 personnes derrière cet organisme. C'est impressionnant.

Lionel Godrie: Oui, ça peut sembler peut-être beaucoup, mais 4000 logements, ça demande énormément de travail et on ne veut pas être uniquement un gestionnaire de briques. On considère le logement social comme étant un tremplin, un ascenseur social. En tout cas, c'est ce qu'il doit devenir. C'est ce qu'il n'est plus, mais c'est ce qu'il doit devenir. Et donc il y a de l'accompagnement social, mais derrière aussi, il y a de la gestion financière, il y a de la gestion administrative, énormément de juridique, et puis le gros de notre métier aussi, c'est tout l'aspect technique aussi bien dans l'entretien que dans le développement et la rénovation de notre patrimoine.

Amélie Alleman: Ça doit être énorme. Donc on ne s'ennuie pas. C'est sur tout Bruxelles ?

Lionel Godrie: Notre patrimoine est principalement centré sur 1000 Bruxelles, sur Neder-Over-Heembeek et sur Haren.

Amélie Alleman: D'accord. Et il y a d'autres organismes sur les autres communes alors ?

Lionel Godrie: Tout à fait, on est 16 sociétés. Alors en 2016, nous étions 32 sociétés. Il y a eu une vague de fusions. Nous sommes aujourd'hui 16 sociétés réparties sur l'ensemble de la région Bruxelles-Capitale.

Amélie Alleman: OK, d'accord. Je ne vais pas commencer à poser des questions, ce sera une autre fois. Alors, vous avez opéré une grosse transformation ?

Lionel Godrie: Oui. À la sortie du COVID, comme beaucoup de sociétés, il a fallu revoir la manière dont on travaillait. Ça a pris un petit peu de temps et en fait, on a réellement démarré en 2022 une transformation pour aller chercher quelque chose de complètement différent. On était organisé en silos. Alors ça donne d'excellents résultats, mais derrière, si on veut effectivement se rappeler à notre mission, qui est une mission d'ascension sociale, c'est quelque chose qui m'est extrêmement cher, il fallait pouvoir s'organiser différemment. Mais aussi paradoxal que ça puisse paraître, le point de départ n'est pas spécialement notre mission, mais plutôt les attentes de mes collègues, des collaborateurs, qui attendaient beaucoup plus de communication transversale, qui attendaient plus de possibilités de prise de responsabilité, d'autonomisation. Et donc on a dû réfléchir de manière collective à comment est-ce qu'on peut s'organiser justement pour atteindre ces objectifs.

[04:34]
En fait, un livre qui m'a énormément marqué, que probablement beaucoup de gens connaissent, mais c'est "Les employés d'abord" de Vineet Nayar.

Amélie Alleman: Écoute, moi je ne connais pas, donc...

Lionel Godrie: Eh bien je te le conseille, ça vaut vraiment la peine. C'est un livre qui explique en fait la transformation d'une entreprise de la tech indienne où, finalement, contrairement à ce que les gens peuvent imaginer, il n'a pas transformé l'entreprise au départ des attentes de ses clients, mais en partant du principe que s'il a des collaborateurs qui sont bien, qui sont alignés avec la mission, qui sont autonomes, eh bien à ce moment-là, le résultat pour le client sera immédiatement tangible et les résultats de l'entreprise s'en trouveront évidemment affectés positivement.

Amélie Alleman: Clairement. Voilà.

Lionel Godrie: Je suis assez partisan. Écoute, je vais le lire.

Amélie Alleman: Je te le conseille, en plus il se lit très, très facilement. En français ?

Lionel Godrie: En français, en anglais, voilà.

Amélie Alleman: J'avoue que en anglais pour moi c'est plus compliqué.

Lionel Godrie: J'ai la version anglaise et puis je suis retourné sur la version française pour certaines petites subtilités, mais très agréable à lire en plus.

Amélie Alleman: Moi je trouve que lire c'est compliqué en anglais. Après je décroche et souvent tu lis le soir et tu es trop fatiguée. Non, non, je...

Lionel Godrie: Et on s'endort.

Amélie Alleman: Et donc tu as eu vraiment une demande de la part donc des équipes de passer d'un mode silo... Alors, explique-nous.

Lionel Godrie: Ce n'est pas aussi clair que ça. Au départ, au sortir du COVID, j'ai un département qui est le département de maintenance où j'ai un turnover de collaborateurs relativement important, des demandes, ou des attentes plutôt que des demandes, d'autonomisation, de pouvoir prendre plus de responsabilités, et une structure extrêmement figée. Des gens qui sont complètement débordés par la quantité de travail, par les demandes, les interventions techniques. Et là, je prends une position qui est de dire : "OK, je peux, soit dans mon bureau avec le manager, commencer à redessiner une structure. C'est très bien, mais ça reste théorique et puis je ne suis plus sur le terrain depuis longtemps." J'essaie de rester en contact au quotidien avec le terrain, mais je ne vis plus le terrain. Et donc si je ne vis plus le terrain, est-ce que les décisions que je vais prendre seront alignées avec leur réalité et leurs attentes ? Et donc là, on a entamé un processus où j'ai réuni l'ensemble des collaborateurs de la maintenance en leur disant : "Écoutez, ce que je vous propose, c'est qu'on co-construise collectivement une solution adaptée à nos attentes, à nos missions."

[07:30]
Ils m'ont regardé avec des grands yeux et dans ces yeux, moi j'ai pu lire : "Il est en train de nous tendre un piège" ou "c'est une blague" — parce que je suis un comique, ça ne se voit peut-être pas mais je suis un comique.

Amélie Alleman: Je me doute, je suis en train de voir.

Lionel Godrie: Et puis de se dire aussi : "OK, on le connaît, il est dans l'entreprise depuis plusieurs années, et en même temps, son prédécesseur, qui est quelqu'un que je respecte énormément, a eu plutôt un management de crise pendant toute une série d'années, qui était tout à fait adapté à la situation. Mais qui dit management de crise, dit un management extrêmement directif." Toutes les décisions passaient par lui. Et à partir du moment où tu décides d'ouvrir le champ et d'inviter les personnes à rentrer dans ce champ, alors qu'elles n'y ont pas été habituées, ça pose question et méfiance.

Amélie Alleman: Et méfiance, évidemment.

Lionel Godrie: Et donc on a commencé à travailler comme ça, en donnant toute une série de gages. Et le premier gage que j'ai donné, c'est de dire : "Je ne vais pas participer dans un premier temps aux échanges. C'est vous, équipe, sur base d'une série de constats factuels, qui allez commencer à établir une série de pistes de solutions. Et je vais plus loin, parce que, OK, je ne suis pas présent, mais le management peut être présent. Et si le management est présent, est-ce que la liberté de parole, de réflexion, sera également présente ?" Ce n'était pas une question de méfiance par rapport au management, mais c'était vraiment essayer de les mettre dans les conditions les plus favorables pour qu'ils puissent discuter des vraies choses avec lesquelles ils avaient des difficultés.

[09:27]
Et la sauce a pris. Alors évidemment, on s'est fait accompagner. Bon, qui dit logement social dit marché public, mais je passe les détails, mais donc on a trouvé un consultant pour nous accompagner. Et lui, sa consigne, c'était vraiment une consigne de facilitation des échanges, de méthodologie éventuellement des échanges, mais certainement pas d'intervention dans les échanges, dans la nature même du métier. Donc vraiment le cadrage.

Amélie Alleman: D'accord.

Lionel Godrie: Et ça a marché. Les gens ont commencé à discuter. Ça a tellement bien marché qu'à certains moments, ils se réunissaient le soir pour discuter entre eux.

Amélie Alleman: Ah oui, c'est canon.

Lionel Godrie: Ouais. Et puis ils sont revenus vers nous avec une série de pistes de solutions. Au départ, c'était juste pour le département maintenance ?

Amélie Alleman: Tout à fait. OK.

Lionel Godrie: Je viendrai après pour la suite. Mais ils ont commencé à discuter, ils sont arrivés avec des pistes de solutions et là, le management est rentré dans la cour. Et on a d'abord écouté très religieusement l'ensemble des propositions, on a posé toute une série de questions sur pourquoi, comment, qu'est-ce qui vous amène à proposer ça. Et finalement, sur l'ensemble des idées qu'ils proposaient, on a retenu un peu plus de 90 % de ce qu'ils faisaient. Ça, ça avait été une règle claire aussi au départ, c'est que il n'y a aucune obligation dans le management d'accepter ce qui est proposé, mais il n'y a aucune raison non plus, de l'autre côté, que le management n'accepte pas. La seule chose qui pourrait éventuellement s'opposer, c'est que ce ne soit pas un alignement par rapport à nos missions ou à des moyens financiers, évidemment.

Amélie Alleman: Oui, bien sûr.

Lionel Godrie: Et ça a super bien marché. Super ! Moi je rentre dans mon bureau, gai comme un pinson, et puis j'ai l'habitude tous les matins de faire le tour un peu des bureaux, voir un peu comment les gens vont, quelles sont un peu les nouvelles du terrain. Et un jour, j'ai un collaborateur qui m'interpelle dans le couloir et qui me dit : "Lionel, ça c'était super, mais tu ne pourras pas faire l'économie de transformer le Logement Bruxellois." Je reçois ça et je me dis : "Ah !".

Amélie Alleman: J'ai mis les pieds... le premier en tout cas.

Lionel Godrie: Voilà. OK. Je rentre dans mon bureau et ça me poursuit pendant des semaines. Qu'est-ce qu'on attend ? Qu'est-ce qu'on veut ? Parce que je n'avais pas au départ l'ambition de transformer le Logement Bruxellois. J'avais une vision relativement forte, je l'ai d'ailleurs toujours, je rassure, mais je n'avais pas mis dans mes plans et dans ma stratégie la possibilité de transformer. Et puis, je me dis : "OK, j'ai besoin d'avoir une série d'informations entre guillemets scientifiques. Qu'est-ce qu'ils attendent ? Derrière le 'tu ne vas pas pouvoir faire l'économie de nous transformer', ça veut dire quoi ?"

[12:57]
Et puis la vie est faite de synchronicités, pas de hasard, de synchronicités. Ça, c'est important pour moi. Et je vois passer plusieurs publicités pour le label "Great Place to Work".

Amélie Alleman: Oui.

Lionel Godrie: Super. Et en fait, le label ne m'intéresse mais pas du tout. Ça peut sembler très disruptif comme positionnement, mais ça ne m'intéresse pas. Alors, on peut l'avoir, tant mieux, super, je le mettrai sur le site web, ça nous permettra peut-être d'engager de nouveaux collaborateurs. Mais moi, ce qui m'intéresse derrière en fait, c'est la méthode scientifique avec laquelle ils vont aller récolter les informations auprès des collaborateurs, sur les attentes, sur la situation réelle de l'entreprise, sur comment fonctionne le management. Et ça, ça a été une mine d'or. Alors l'histoire veut et quand j'ai dit aux collaborateurs "on va se lancer dans le label", ils m'ont dit : "il veut avoir un beau macaron sur le site web."

[14:12]
Et puis je suis revenu vers eux en leur disant : "Écoutez, qu'on l'ait ou qu'on ne l'ait pas, pour moi ce n'est pas ça que je vise. Mais avec ça, vous allez pouvoir vous exprimer de manière anonyme chez un opérateur extérieur qui va pouvoir traiter l'ensemble des informations et nous retransmettre une information qui soit en dehors du spectre habituel dans lequel on travaille." On n'a pas obtenu le label, pas de très loin, mais ce n'est pas grave, j'y reviendrai peut-être un jour, mais en tout cas, j'avais les informations.

[14:52]
Et puis à partir de là, on a commencé à réfléchir. J'ai d'abord commencé à réfléchir avec ma directrice RH, puis j'ai commencé à avoir des échanges bilatéraux avec les différents managers. D'ailleurs, ils m'appellent le "planteur de graines". C'est-à-dire que...

Amélie Alleman: C'est joli ça.

Lionel Godrie: Je trouve que c'est poétique et donc je garde et je prends. Parce qu'en fait, ma manière d'aborder les choses, ce n'est pas d'arriver avec un truc tout fait à mettre sur la table en disant : "OK, j'ai la conviction, c'est comme ça et on avance." C'est vraiment d'aller chercher l'échange, de confronter les idées. Et j'insiste sur le terme "confronter", parce que parfois, ces échanges, ils peuvent être conflictuels. Dans le respect, dans la bienveillance, mais ils peuvent être conflictuels. Et tous ces échanges, en fait, ils m'ont permis aussi, soit de conforter certains de mes points de vue, soit, tout simplement, de dire : "OK, ça, je ne l'ai peut-être pas bien perçu et on va travailler."

[16:12]
Le temps a passé et puis j'ai commencé à travailler avec d'énormes feuilles A3 sur mon bureau où je commençais, tout seul d'abord dans mon coin, sur base des échanges que j'avais, à dessiner des organigrammes, des petites cases. Puis très rapidement, il fallait systématiser, commencer. Et là, je me suis dit...

Amélie Alleman: On passe au post-it.

Lionel Godrie: On passe au post-it. Parce que le post-it, il s'enlève facilement. Et puis, quand j'étais petit, j'étais fan de Lego, et l'avantage du Lego, c'est que tu montes, tu redémontes. Et le post-it, en fait, il a porté ça aussi. Et donc on a commencé comme ça. Et puis on est arrivés au mois de juin, je pense, 2022, si ma mémoire est bonne, avec une première proposition. Et là, j'emmène l'ensemble du comité exécutif, donc comité de direction, trois jours à Lille, pour justement présenter et commencer à discuter et confronter. Alors entre la version que j'avais préparée et la version avec laquelle on est sortis — qui n'est d'ailleurs pas la version définitive, mais la version avec laquelle on est sortis — un monde de différence, mais une richesse énorme.

[17:31]
Et en fait, la méthode que j'ai utilisée, c'est de se dire : on va discuter des différents éléments. Moi, je ne cherche pas à aller obtenir l'unanimité, parce que ça, je pense que c'est un piège dans lequel on tombe et on n'arrive pas à sortir. Par contre, la parole est complètement ouverte. Alors, évidemment, j'avais la chance d'être dans l'entreprise déjà depuis un petit temps et donc il y avait aussi... j'utiliserai pas le terme confiance, mais en tout cas une connaissance de chacun. En fait, on n'a pas eu besoin d'un séminaire, on a eu besoin au total de deux séminaires, de chaque fois deux ou trois jours, et in fine, on est arrivés avec un nouvel organigramme où l'ensemble du management était complètement aligné.

[18:37]
Alors, tu pourras peut-être me poser la question : "comment ça s'est passé avec les managers, est-ce que ça a été un long fleuve tranquille ?" Non. Parce qu'à certains moments, il y a des décisions qui sont parfois difficiles à prendre. Certains postes de management qui disparaissent. On a essayé au Logement Bruxellois de profiter aussi de la ligne du temps et de la pyramide des âges, et donc on avait aussi cette opportunité d'avoir des managers qui allaient partir à la pension, et donc ça permettait de faire les choses de manière plus sereine aussi.

Amélie Alleman: Oui.

Lionel Godrie: Mais tout ça nous a permis d'avoir une organisation intéressante, mais ça reste très théorique, parce que finalement, jusque-là, oui, on a confronté la théorie avec la réalité du terrain vue par les managers, mais pas encore celle des collaborateurs.

[19:39]
Et donc en parallèle de ça, avec le consultant avec lequel on travaillait, on a mis en place un autre séminaire. J'aime bien les séminaires, mais tous ceux qui viennent en séminaire avec moi savent qu'on commence à 7h du matin, on termine à 22h. Donc en règle générale, ils n'aiment pas revenir. Mais...

Amélie Alleman: Quel soleil ! Mais non, parce que je vois qu'ils reviennent avec plaisir.

Lionel Godrie: Je veux dire, on travaille, on bosse. Mais il fallait créer non pas un sentiment d'urgence, parce que ce sentiment d'urgence, il existait de par toute une série de difficultés du quotidien, mais il fallait créer la perception de cette urgence. C'est-à-dire que, pour toi ou pour moi, la vision de l'urgence, elle est différente et elle est conditionnée à ton quotidien. Si tu es gestionnaire technique, l'urgence à laquelle tu es confronté n'est pas la même que si tu es assistant social ou que si tu es aux finances.

Amélie Alleman: Et comment tu gères cet équilibre ?

Lionel Godrie: De manière disruptive. Je suis arrivé dans le bureau du consultant et je lui ai dit : "Écoute, il faut absolument qu'on trouve une manière complètement hors norme de faire comprendre que l'environnement du Logement Bruxellois, aussi bien interne que externe, est en train de changer et que si nous restons tel que nous sommes aujourd'hui, tôt ou tard, on se mangera un mur."

[21:24]
Il m'a regardé aussi avec des grands yeux, il m'a dit : "Tu as une idée derrière la tête." J'ai dit : "Écoute, la première idée qui me vient, c'est qu'il faudrait qu'on arrive à créer un genre de support vidéo dans lequel on pourrait venir mettre toute une série d'observations — alors stratégique, c'est un grand mot, mais en tout cas toute une série d'observations de la modification de l'environnement à court, moyen et long terme." Il me dit : "OK." J'ai pas de nouvelles de lui pendant 10 jours. Et puis il revient, il dit : "Écoute, on a peut-être la possibilité de faire appel à un prestataire. On pourrait même peut-être avoir une figure d'un journal télévisé, tout sera fake, mais on aura accès aux bases d'images, ce genre de choses, et on va créer un monde parallèle." OK.

[22:25]
Et ils ne m'en disent pas plus. On invite 40 collaborateurs, on va à Bruges, et 3 jours, ils ne savent pas ce qui les attend, et moi, je n'ai pas vu la vidéo avant. On rentre dans la salle. Dans cette salle, il y a une centaine de ballons qui sont en suspension et sur chaque ballon, il y a des petites étiquettes avec soit des avis Google sur le Logement Bruxellois — et très honnêtement, on n'a pas pris les meilleurs — soit parfois des attentes ou des phrases de collaborateurs en interne aussi. Et là, il y a un premier choc, c'est finalement, OK, ça semble très festif, c'est très beau, c'est une superbe salle, mais quand on lit les messages...

Amélie Alleman: C'est dur.

Lionel Godrie: C'est une claque. OK. À l'origine, on avait même pensé organiser une manifestation juste devant la salle, mais on n'a pas eu les autorisations communales pour le faire.

Amélie Alleman: Ah oui ! Quand tu y vas, pour les... tu vas pour de bon, toi.

Lionel Godrie: Oui, oui, oui, oui, oui. Mais sinon quel est l'intérêt ?

Amélie Alleman: Ouais, ouais, ouais, mais je suis soufflée.

Lionel Godrie: Je voulais une claque, vraiment. Et puis on leur dit : "OK, vous rentrez, téléphone portable là, vous le récupérez peut-être ce soir pour faire un coucou à votre famille, mais pour le reste, pas d'accès internet, juste nous, la salle, notre réflexion." Et puis je leur dis : "Écoutez, j'ai vu un reportage sur un grand média belge qui m'a particulièrement interloqué, donc je veux vous le présenter." Et on leur diffuse ce reportage qui dure 12 minutes. Je dois me tenir à ma chaise parce que la qualité est topissime. On reconnaît une présentatrice d'un JT bien célèbre et puis on dépeint l'évolution du monde du logement social où on se dit : "Wow, là ici, effectivement, si on ne fait rien, ça va être problématique."

[24:39]
Et ce qu'on fait aussi en même temps, c'est qu'on leur dit : "c'est un projet en Région wallonne, mais ça va arriver à Bruxelles." Et en fait, on les met, on les plonge dans ce monde parallèle. Pour eux, c'est la réalité, ça a d'ailleurs tous les codes de la réalité. Et puis on pousse le bouchon un peu plus loin, sinon ce n'est pas drôle. On échange un petit peu autour de cette vidéo et après, on leur transfère une note, fake aussi, mais qui a tous les attraits d'une note d'un conseil de ministres.

Amélie Alleman: Ah, quand tu y vas...

Lionel Godrie: Et on leur dit : "Ben voilà, j'ai quelques contacts, j'ai pu l'avoir. Cette note, on vous la met, mais dans une heure, on vous la reprend et je dois les rendre, elles doivent repartir, c'est hyper confidentiel." Et donc, ils ont toutes ces informations là. Ça crée un choc.

Amélie Alleman: Les ballons sont toujours là ?

Lionel Godrie: Les ballons, on les a mis dans un coin de la pièce, mais ils les voient toujours.

Amélie Alleman: OK, d'accord.

Lionel Godrie: Et là on commence à discuter, à échanger et à se dire... Bon alors évidemment, on passe par une phase émotionnelle. J'ai certains collaborateurs ou managers qui disent : "Mais non, ce n'est pas possible, on ne va pas se laisser faire !"

[26:07]
Et là, je me fâche, vraiment. Court, froid, mais suffisant pour que tout le monde comprenne. Je dis : "OK, l'émotion, très bien. Vous n'êtes pas d'accord, très bien, mais vous n'aurez pas le choix. Nous n'aurons pas le choix. Donc qu'est-ce qu'on fait maintenant ?"

Amélie Alleman: Situation de crise, tout est là.

Lionel Godrie: Tout est là et maintenant, on a trois jours à Bruges et on avance. Et on a commencé à réfléchir, à voir toute une série de projets que l'on pourrait mettre en place. Et on a utilisé une méthode qui est la méthode de De Bono, je ne sais pas si tu connais.

Amélie Alleman: Non.

Lionel Godrie: En fait, cette méthode-là, elle a été utilisée pour la première fois aux Jeux Olympiques de Los Angeles.

Amélie Alleman: OK.

Lionel Godrie: Jusque-là, les villes qui organisaient les Jeux Olympiques avaient une situation financière après les Jeux Olympiques qui était bien plus catastrophique qu'avant de les démarrer.

Amélie Alleman: Ah bon ?

Lionel Godrie: Oui. Et aux Jeux Olympiques de Los Angeles, De Bono met en place une méthode qu'il propose à la ville de Los Angeles qui est de dire : "Quand je vous propose une idée, la première réaction qui est humaine, ça va être de dire : 'j'adhère ou j'adhère pas'." Peut-être pas aussi clairement que ça, mais c'est ça. Et tout ça va colorer après la réflexion autour de ça. Tandis que si on arrive à dissocier la pensée, et en fait à utiliser ce qu'on appelle la technique des chapeaux — c'est-à-dire le factuel, pourquoi j'aime, pourquoi je n'aime pas, qu'est-ce qu'on pourrait faire pour que ça puisse fonctionner — en fait, on se dissocie du sentiment d'adhésion et on plonge beaucoup plus dans le factuel et dans les résultats.

Amélie Alleman: OK.

Lionel Godrie: On sort du séminaire et les collaborateurs me disent le dernier jour : "On ne doit pas s'arrêter là, il faut mettre quelque chose en place impérativement."

Amélie Alleman: Là, tu leur dis quand même, à la fin...

Lionel Godrie: On leur dit à la fin, oui, oui, oui, on leur dit à la fin, "désolé, c'était fake". Je pense qu'ils m'en ont gentiment voulu. Mais j'imagine, mais bon, ça met quand même dans une condition de travail...

Amélie Alleman: Mais ils ont dit "OK, s'il est capable de ça..."

Lionel Godrie: Voilà, c'était bien fait. Alors, c'est un travail collectif, je n'en suis qu'un des rouages, j'insiste là-dessus. Et puis les collaborateurs disent : "OK, il ne faut pas en rester là, il faut aller plus loin." Et là, on décide de mettre en place des groupes de travail en fonction de thématiques. Sept groupes de travail, sept thématiques et quatre sous-thématiques par groupe de travail. C'est-à-dire qu'on va aussi bien sur nos missions sociales que sur notre politique de satisfaction locataire, technique, etc. Enfin voilà, les groupes vont se former. Et au départ, on m'avait dit : "Écoute, si tu arrives à avoir 20 % des collaborateurs, tu peux aller danser une gigue sur la Grand-Place."

Amélie Alleman: Et en fait, on a eu 70 % des collaborateurs qui se sont réunis.

Lionel Godrie: C'était...

Amélie Alleman: Ça a été quoi du coup ?

Lionel Godrie: J'ai dansé une gigue sur la Grand-Place. Mais le soir à 23h, quand il n'y a plus personne. La voilà, c'était...

Amélie Alleman: Mais les groupes se sont réunis sur le temps de travail. Ils ont été formés de manière beaucoup plus poussée à la méthode de De Bono que j'ai expliquée juste avant. Et au bout de quatre mois, on s'est réunis à Bruxelles et en fait les groupes avaient réfléchi à 140 projets possibles. Ça, ça venait confirmer chez moi une intuition que j'avais depuis le départ : on est assis sur une mine d'or intellectuelle et on ne l'avait pas encore exploitée. Alors, tu t'imagines bien, 140 projets, tu ne peux pas tout mener. Et comment faire le choix ?

Amélie Alleman: Oui, tu as fait ça comment ?

Lionel Godrie: Et donc moi, je n'ai pas voulu faire le choix tout seul, je n'ai pas voulu faire le choix non plus avec le comité exécutif. On a pris des représentants des différents groupes, souvent deux ou trois représentants, le management, et on s'est réunis dans une salle et puis on a présenté, on a parcouru chacun des projets et puis on a voté. Une personne, une voix.

Amélie Alleman: Que tu sois manager ou que tu sois collaborateur, ça ne change rien. J'ai pas une voix non plus prépondérante. La seule chose que j'ai, c'est la possibilité éventuelle d'utiliser un véto si le projet que l'on choisit irait à l'encontre d'une vision ou d'intérêts du Logement Bruxellois. Je n'en ai pas eu besoin, mais voilà, ça a assez bien marché. Et en fait, ça, ça a mis en lumière aussi que, un, — moi j'en étais certain, mais ça l'a mis en lumière au grand jour — que il y a énormément de compétences en interne, et que on va vouloir sélectionner des projets — au final, on en a sélectionné quatre, et le reste, c'est pour plus tard, mais on les reparcourt régulièrement — mais il va falloir créer une structure pour manager ça. Une structure qui n'existe pas.

Amélie Alleman: D'accord.

Lionel Godrie: Et donc on a remis sur la table l'organigramme qu'on n'avait pas encore présenté aux collaborateurs et on est venu intégrer un centre de projets et on a décidé de créer des équipes multidisciplinaires qui seraient au cœur des quartiers et qui travailleraient sur des projets qui permettent de faire avancer la vision du Logement Bruxellois. La vision, quelle était-elle ? C'est une vision, donc pour moi, quand je parle de vision, c'est finalement ce que nous serons dans 10 ans. Ce n'est pas ce que nous sommes aujourd'hui, mais ce que nous serons dans 10 ans, qui est : "au Logement Bruxellois, plus que chez tout autre opérateur public ou privé, les locataires ont la possibilité de se développer sur quatre axes majeurs : social, éducatif, culturel et financier."

Amélie Alleman: OK.

Lionel Godrie: Et donc les projets qu'on va mettre en place au travers de ces équipes multidisciplinaires, ils doivent servir cette vision-là, qui est finalement une vision d'ascension sociale.

Amélie Alleman: Tout à fait.

Lionel Godrie: Et là, la boucle est bouclée et on revient.

Amélie Alleman: Joli. Et ben ! Quel travail !

Lionel Godrie: Honnêtement, c'est les équipes qui ont porté le travail. La seule chose que j'ai faite, c'est de parier sur le fait que ils avaient envie et il fallait juste mettre les conditions pour que ça puisse apparaître. Et donc, je me définis rarement comme un CEO, mais je me définis plutôt comme un "décapsuleur d'opportunités". Je pense que ça, c'est mon rôle.

Amélie Alleman: OK. Le sens du collectif quand même est ultra-développé.

Lionel Godrie: Oui, mais je pense que le monde au quotidien le démontre. Oui, il y a quelques individualités qui percent, c'est vrai, mais c'est par le collectif qu'on arrivera à avancer. En tout cas, c'est une conviction forte chez moi.

Amélie Alleman: Quelles ont été les clés, au fait, de la réussite de cette transformation ?

Lionel Godrie: La première, c'est certainement pas d'attendre l'unanimité. C'est d'accepter que ce qu'on va mettre sur la table soit challengé, soit contesté.

Amélie Alleman: Oser le débat.

Lionel Godrie: Oser le débat, oui. Et donner les conditions pour ce débat. Et puis, avec le management, parce que lui aussi, il a été fortement secoué, c'est d'avoir des espaces où on peut s'exprimer librement. Il n'y a pas de retour de boomerang.

Amélie Alleman: D'accord.

Lionel Godrie: On en a tous pris plein la tronche à certains moments, mais on est systématiquement ressortis de ces moments de débat dans un collectif vachement plus soudé. Parce que je pense que quand on est capable de se dire les choses avec respect, mais parfois dur, eh bien on doit quelque chose au collectif quelque part, et le collectif doit quelque chose à l'individu. Et ça, ça resserre et ça permet d'avancer.

Amélie Alleman: Si tu devais vraiment résumer ce que toi, ça t'a appris ?

Lionel Godrie: Euh... ouais, excellente question. On dit souvent, l'être humain a horreur du changement. Et ben, je ne suis pas d'accord. En fait, l'être humain, il a peur du changement s'il n'est pas concerté avec lui et que ce changement va contre lui. En tout cas, par défaut, au départ, c'est la position que la plupart des gens ont. C'est : "ils vont réfléchir dans leur coin et ça nous sera imposé." Moi, ce que j'en retiens, c'est que en travaillant avec les gens, pour eux, mais surtout avec eux — parce que si on ne fait que pour eux, l'enfer est pavé de bonnes intentions — si on fait avec eux, en fait, on découvre une capacité de l'être humain qui est hors norme. C'est de vouloir avancer et en fait, c'est l'histoire de l'humanité.

Amélie Alleman: Joli. Comment tu te formes, comment tu te drives à aller plus loin, à avancer, à transformer... D'où te viennent toutes ces idées ?

Lionel Godrie: Je ne dors pas beaucoup. Je lis énormément, en moyenne sur une année, je lis entre 15 et 20 livres. J'écoute énormément de podcasts, le tien par exemple aussi.

Amélie Alleman: Merci.

Lionel Godrie: Et puis je vais à la confrontation des idées. Et encore une fois, ce n'est pas la première fois que j'utilise le mot "confrontation", parce que c'est vraiment ça. J'ai besoin, moi, d'aller heurter ma réflexion aux autres.

Amélie Alleman: Oui, tu aimes bien le choc, le disruptif.

Lionel Godrie: Ouais. Et ça me fait grandir. Et puis, j'ai fait assistant social pas pour sauver le monde. J'ai fait assistant social pour comprendre et écouter. Je suis allé plus après dans la finance, pas pour devenir le maître du monde, mais pour comprendre comment ça fonctionne et comment est-ce qu'on peut l'utiliser. Et ça, ça permet de faire le match dans le métier que je fais aujourd'hui. Après, pour le reste, au grand désespoir de mon épouse, je suis un étudiant éternel.

Amélie Alleman: Tu enchaînes les...

Lionel Godrie: La meilleure preuve, j'ai repris un Executive Master en immobilier ici en janvier à Saint-Louis.

Amélie Alleman: Ah oui !

Lionel Godrie: Voilà, j'ai fait un Executive Master en management à Solvay. Je suis un grand geek aussi, donc l'intelligence artificielle, évidemment, mais pas pour s'en passer, pour mieux servir.

Amélie Alleman: Et ben ! Lionel, je te remercie pour ton temps et pour tout ce que tu nous as appris. J'ai passé un très très bon moment. Merci à toi.

Lionel Godrie: Eh ben super moment partagé. Voilà, en tout cas, moi je ne venais pas pour donner une recette, mais pour partager une expérience.

Amélie Alleman: Clairement.

Lionel Godrie: Et merci de m'avoir donné la possibilité de le faire.

Amélie Alleman: Avec plaisir. Franchement, je digère tout ce que tu nous as apporté et je crois que je vais pas mal y cogiter. Merci beaucoup en tout cas. Et ben bravo.

Lionel Godrie: L'histoire est en route, elle n'est pas encore terminée.

Amélie Alleman: À bientôt.

Lionel Godrie: À bientôt.